” Être regardé est aussi une façon d’être aimé “

Aurore Dal Mas

” Être regardé est aussi une façon d’être aimé “

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” Être regardé est aussi une façon d’être aimé ” – Aurore Dal Mas

C’est dans le cadre bucolique et brabançon de la maison de ses parents qu’Aurore nous accueille. Elle y a passé la majeure partie de la période de confinement. Une période qui ne l’a pas empêchée de poursuivre son travail d’artiste, puisqu’elle nous revient avec « How we look like », une galerie de portraits pris à travers l’écran de l’ordinateur. Rencontre avec une photographe qui ne cesse d’interroger l’image et ses media.

 

Tu nous présentais, fin 2019, ton livre « Don’t love me, I’m your toy » qui montrait ces corps d’hommes photographiés, déjà, à travers l’écran de l’ordinateur, au cours d’une conversation Skype. Sachant la période qui a suivi, nous faisant découvrir ou redécouvrir les applications de vidéoconférence, c’était quand même assez visionnaire, non ?

C’est vrai oui. Mais ce travail avait démarré avec une première photo prise en 2013. C’était donc un projet de longue haleine. A l’époque, je ne pense pas que beaucoup de gens faisaient des photos à travers l’écran. Aujourd’hui, il y en a sans doute beaucoup plus. Donc pour moi ce n’était pas nouveau. L’idée était de savoir comment réinventer l’image tout en étant très limitée techniquement avec ce procédé.

Par le procédé qu’il emploie, « How we look like » peut-il être considéré comme une suite à cette série ou est-ce le contexte particulier du confinement qui te l’a imposé ?

L’ambiance et l’ intention ne sont pas les mêmes, mais c’est le même outil. Ce projet a émergé comme ça, mais il est en parfaite opposition. Dans « Don’t love me, I’m your toy » les sujets n’ont pas de visages, et ça faisait longtemps qu’il n’y en avait plus dans mon travail. Ici, j’avais envie que les gens puissent être vus. C’était surtout pour vivre l’expérience et garder une trace de ce moment.

Tu as mené ce projet entre mars et avril comment s’inscrit-il dans le contexte particulier du confinement ?

Au départ je n’ai pas envisagé ça comme un projet. Je voulais rendre service aux gens dans ce contexte où on n’est plus regardé et où, soi-même, on ne se regarde plus beaucoup. Parce qu’être regardé c’est aussi une façon d’être aimé. Pas juste dévisagé comme on peut l’être dans la rue, mais être regardé simplement sans attente, sans jeu de rôle social. L’intimité de ce contexte de séparation s’y prêtait bien. C’était aussi l’occasion d’un échange naturel, humain.

Photographiquement, on est aussi ici dans quelque chose de plus lumineux, plus léger que dans ton précédent volet.

Je crois qu’il y avait une envie de douceur. Je ne voulais pas dramatiser le réel. J’ai travaillé en lumière du jour. C’était juste des rencontres et ça permettait de faire quelque chose ensemble. Et c’était assez rafraîchissant pour tout le monde, je crois.

D’où vient ce désir de photographier les gens à travers un écran ?

Je pense que ma recherche est en lien avec une certaine forme de déshumanisation. Il y a souvent de la distance dans mon travail. On se déshumanise souvent l’un l’autre. Et en transformant quelqu’un en une image, c’est comme lui ôter son humanité propre. L’image nous met à distance, c’est ce que je tente d’explorer. Dans ce dernier projet, j’essaie par contre d’utiliser la photographie comme un moyen de se connecter, de se rapprocher. D’où l’usage de l’ordinateur, qui nous permet de nous connecter tout en nous déconnectant de notre expérience physique. Je crois que mon travail se situe à la fois dans une recherche de connexion aux choses, au monde, aux gens, et en même temps dans l’expérience d’une déconnexion, d’une mise à distance. C’est un peu comme ça dans la vie. Il y a beaucoup de façades, beaucoup d’images auxquelles on croit beaucoup trop, et on ne va pas souvent au-delà.

Comment se déroulaient ces rencontres ?

J’ai fait un appel sur Facebook. Je connaissais certaines personnes, d’autres pas du tout. C’était très libre. On choisissait ensemble le cadre. Cela durait entre 20 et 40 minutes et je prenais beaucoup de photos, toujours au smartphone. Il n’y avait rien de spécial à prévoir. L’idée était de laisser les gens s’exprimer. Ils étaient très à l’aise. Le fait d’être chez soi, de ne pas avoir ce sentiment d’invasion comme dans un portrait classique, y contribuait. Ils étaient assez disponibles aussi vu le contexte.

Tu as prévu quelque chose autour de ce dernier travail. Une exposition, un livre ?

Pas encore, je vais y réfléchir cet été. J’en ferai peut-être une forme de livret, car j’aimerais bien qu’il y ait du texte.

Vas-tu continuer à photographier derrière les écrans ?

Non pas spécialement. Mais j’ai un projet de vidéo avec des caméras de surveillance. On y voit aussi le monde à travers des écrans, mais ce n’est plus moi qui prend les images, c’est une machine. Donc on est encore un cran plus loin.

Le titre de cette série « How we look like » appelle-t-il une réponse ? Quel bilan tires-tu de cette expérience ?

Ce n’était pas formulé comme une question. C’était juste un constat, un moment à vivre, une pause. L’hypothèse de départ était « les gens ne sont pas regardés ». En discutant, j’ai pu me rendre compte que certains étaient, par contre, beaucoup plus regardés que d’habitude. Comme les enseignants, par exemple, qui utilisent les applications de vidéoconférence pour poursuivre leur travail.

Et finalement, pour toi la photographie, c’est quoi ?

Je me suis posé la question récemment. Je crois que c’est, pour moi, une question de survie. Une façon d’exister dans ce monde, de le comprendre, de le rencontrer. C’est un moyen d’être « là », en gardant une distance. La photographie permet de se rapprocher, puis de se reculer. C’est un bon prétexte pour changer la distance. Paradoxalement, je sais pourquoi j’en produis, mais je ne sais pas pourquoi les gens en « consomment ». Je me demande ce qu’ils y trouvent. Je ne suis pas une grande consommatrice de photos. J’aime lire, voir des films et un tas d’autres choses. Mais de moi à l’image et de l’image aux gens, cela reste un grand mystère…

© Vincent Heyché

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Pour découvrir encore un peu plus la série « How we look like » : readymag.com/Aurore/howwelooklike

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