Black & white en Pays noir

Sarah Lowie

Black & white en Pays noir

1960 1300 BrowniE

Sarah a 25 ans, on lui en donnerait cinq de moins. C’est justement à vingt ans qu’elle entame « Six Mille », un travail documentaire qui la plonge dans l’univers du rap de banlieue, à Charleroi, au milieu d’une bande de blacks, de caïds de cité. Elle en sort un ouvrage coup de poing, et vient de se voir attribuer la mention spéciale du jury des Nuits photographiques d’Essaouira. Rencontre avec une jeune femme de cœur et de convictions.

Black & white en Pays noir – Sarah Lowie

Tes parents habitent la campagne dans la région de Charleroi, mais toi tu vis à Bruxelles.
Avec « Six Mille », tu reviens vers le Pays noir…

Oui, c’était il y a cinq ans. Je l’aimais bien cette ville. Maintenant ce n’est plus le cas. Elle devient trop propre. J’aimais son côté industriel « à l’abandon ». Ses rues un peu glauques qui te rendaient mal à l’aise, les gens un peu bizarres… Aujourd’hui tout est plus propre, la moitié de Charleroi a été rachetée par un type qui a construit le centre commercial Rive gauche dans le bas de la ville. Tout ça, c’est juste pour faire de l’argent, j’aime pas cette mentalité. C’est aussi comme ça que ça se passe dans certains quartiers à Bruxelles, c’est de la gentrification. Les plus démunis sont mis dehors.

Dans tes textes, tu as des mots très durs sur Charleroi. Tu dis, par exemple, « A Charleroi, on ne parle pas de viol, on aurait plutôt tendance à dire que la fille n’est qu’une pute », c’est chaud quand même…

Je traînais avec des hommes, des blacks de la rue, du coup c’est aussi ce que j’entendais. C’est leur discours. Après ce n’est pas non plus violent, je parle pas de violence, c’est juste de la manipulation, du discours, de l’entourloupe.

Six Mille © Sarah Lowie

Comment as-tu approché cette bande de rappeurs de rue ?

Ce sont eux qui sont venus me chercher. J’avais des amis à Charleroi, et j’y traînais souvent pour des soirées. Je les connaissais de vue. Puis j’avais déjà fait des photos d’un autre groupe qu’ils connaissaient. Un jour qu’on se croisait, ils m’ont demandé de passer au studio prendre des photos. J’ai dit oui, j’y suis allée, et j’ai vraiment apprécié l’ambiance.

Et tu y es restée…

Cette année là, j’avais mon appartement à Bruxelles. C’était ma dernière année d’études en photo, donc j’ai fait des allers-retours pour mes cours et pour développer mes pellicules, scanner, retoucher, montrer à mes profs. Tous les week-ends et pendant les congés, j’étais à Charleroi. Chaque fois que je pouvais y être… Sur le moment je me posais pas trop de questions. Je vivais juste. Je profitais de chaque instant. Ça s’est étalé sur un an et, en même temps, c’est passé très vite. Après c’est devenu plus dur. Quand j’ai dû retourner à la vie « normale ».

Et quand as-tu décidé que c’était terminé, que ta série était bouclée ?

C’était la fin de l’année scolaire. J’ai fait mon livre. C’était mon projet de fin d’études. Et je sentais que j’avais fait le tour.

Mais tu as quand même fait une suite qu’on retrouve dans ton second livre « Chaque jour, je suis avec toi » ?

Oui, mais ce n’est pas le même travail. Dans « Six Mille » c’était eux. Ici c’est moi et Django, le leader du groupe. Ça s’est fait assez naturellement. A la fin de « Six Mille », je commençais à faire des photos en couleur avec Django. Ça devait se faire. Jusqu’à notre rupture.

Six Mille © Sarah Lowie

C’est quoi cette attirance pour la déglingue, la débauche ? Tu avais besoin de te mettre en danger ?

J’aime l’adrénaline que cela me procure. Mais je ne me suis jamais sentie en danger. J’étais protégée en restant avec eux. Même s’ils étaient parfois durs avec moi. Ça ne me dérangeait pas. Je viens de la campagne, mon père nous a élevées à la dure avec ma petite sœur. Pour moi, c’est normal. J’aime aussi dépasser mes limites, entrer dans un monde que je ne connais pas, prendre ce recul et comprendre. Un monde où je ne m’impose pas moi, car je sais quelles sont mes valeurs. Je suis là, j’utilise mes yeux, je regarde tout ce qui se passe et, même s’il y a des choses que je ne comprends pas, c’est pas grave. Je les comprendrai avec le temps.

Tu parles de valeurs et, justement dans « Six Mille », tu dis : « J’ai dû mettre ma morale de côté ». Cinq ans après, tu as des regrets ?

Je n’ai aucun regret. Il ne faut jamais regretter. Il faut juste apprendre avec ce que tu as vécu.

Justement, tu as vécu des choses très fortes pendant deux ans, tu as connu une histoire d’amour. N’a-t-il pas été difficile de composer une série sur cette période si intense de ta vie ?

Le premier livre (« Six Mille ») a été plus facile que le second (« Chaque jour, je suis avec toi »). Pour ce dernier, je n’étais plus à l’école, je l’ai donc fait toute seule. J’ai juste vu un de mes profs à la fin, il m’a apporté de bons conseils. Le travail était aussi plus compliqué parce qu’il s’agissait d’une histoire d’amour et qu’elle s’est terminée assez violemment. Mais ce livre a été ma thérapie, c’était ma façon de mettre un point final à cette histoire.

Six Mille © Sarah Lowie

Tes rappeurs ont vu tes images ? Qu’en pensent-ils ?

Je leur ai donné le livre. Ils en sont très fiers.

Parce que tu es parfois dure pour eux dans tes textes…

Oui, mais ils n’ont jamais mâché leurs mots avec moi non plus. Finalement, c’est grâce à eux que j’ai écrit comme ça.

Qu’est-ce que tu retiens de cette expérience, cinq ans après ?

La spontanéité. Le bienfait de vivre dans le moment présent. La vie en communauté, et tout ce que ça m’a appris intérieurement. Puis, se foutre de ce que les gens pensent… Parce qu’il y a toujours des gens pour te critiquer.

Aujourd’hui tu travailles sur d’autres choses ?

J’ai des idées oui. Et je photographie en ce moment, ça me fait plaisir parce que ça faisait longtemps. Depuis le second livre, en fait. Je mène une vie plus calme aussi. Si ce genre d’expérience devait encore se présenter, ce n’est pas moi qui irais la chercher. Je n’aime pas enfoncer des portes. Je vis ce que je dois vivre, point. Je ne retournerais pas dans un milieu similaire, parce que maintenant je sais comment ça marche, et une fois que je connais, ça m’intéresse moins.

Et finalement, pour toi, la photographie c’est quoi ?

Pour moi, c’est un moyen de communication et de partage. J’ai du mal à parler avec les mots, à exprimer ce que je ressens. Je trouve que dans la parole on perd beaucoup de choses. Alors que la photographie, pour moi, c’est évident, c’est facile.

Avec ma mémoire visuelle, je suis plus facilement touchée par une image que par des mots. « Six Mille » c’est une manière de montrer que la misère existe, qu’il y a des gens qui vivent en marge du système, sans volonté de créer quelque chose. Alors que dans notre société européenne, on est poussé à trouver un travail, à se comporter d’une certaine manière, c’est la réalité de beaucoup d’entre nous, mais ce n’est pas LA réalité, c’est UNE réalité. Il en existe des centaines d’autres. Mais les gens sont trop fainéants pour remettre en question ce genre de choses. Ce monde est à chacun. Les frontières ont été créées pas l’homme. Moi, ça ne me plaît pas. Je comprends qu’il faille tracer des lignes directrices pour que ce ne soit pas le chaos. Mais là, la ligne devient trop profonde, et on oublie qu’il y a d’autres petits chemins sur le côté.


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