Au bout du conte

Lionel Jusseret

Au bout du conte

1916 1277 BrowniE

Nous le rencontrions à Bruxelles, il y a dix jours, pour évoquer sa participation au Prix Mentor. Et voilà qu’hier il le remporte à Paris… BrowniE a donc eu le nez fin en se plongeant dans l’œuvre du Belge Lionel Jusseret. Son travail, « Kinderszenen », sur les enfants autistes qui se verra imprimé en livre en avril 2020 (1) a fait mouche. Sa série en cours, « Home », sur la vieillesse, touchera assurément. 


Au bout du conte – Lionel Jusseret

Tu présentes deux projets dans le cadre de ce prix Mentor. Le premier traite des enfants atteints d’autisme sévère. Comment est-il né ?

Je finissais mes études de réalisation à l’INSAS, j’adorais les films de Fernand Deligny et j’avais très envie de travailler avec des enfants autistes, de découvrir cet univers-là. Je suis donc entré dans cette association française « J’interviendrais » (2), et j’y ai pris goût très vite. Elle organise notamment des « séjours de rupture » pour ces jeunes dans le but de faire souffler les personnes qui s’en occupent à l’année. Mais aussi pour pouvoir « réobserver » l’enfant. Car quand on est le nez dans le guidon, qu’on travaille pendant des années avec un jeune, on finit par ne plus rien voir. Et le fait de les envoyer sur un terrain « vierge » permet d’observer de nouvelles choses qui pourront ensuite être exploitées.

Au moment d’entrer dans cette association, tu avais déjà l’intention de photographier les enfants ?

On a toujours une idée derrière la tête. Venant de l’ INSAS, qui est vraiment l’école du cinéma du réel, j’avais très envie de me lancer dans le récit documentaire. Qu’on a d’ailleurs tort de séparer du récit de fiction, le but étant toujours de raconter une histoire. J’étais notamment passionné par les méthodes de Robert Flaherty, réalisateur américain considéré comme l’un des pères du film documentaire. Plus tard, l’arrivée du numérique a permis de travailler avec des outils beaucoup plus légers, et c’est d’ailleurs par soucis de légèreté que je me suis orienté vers la photographie.

En même temps, j’imagine qu’à aucun moment tu ne fais poser tes petits sujets ?

Non, l’important c’est de vivre le présent avec eux. J’ai travaillé pendant près de huit ans dans trois centres. Au bout d’un moment, tu commences à connaître les lumières, les couleurs, les saisons, les décors. Ils deviennent ta « grammaire ». C’est une vraie démarche d’immersion. Mais quand j’arrive en séjour, il est hors de question que je commence à photographier directement les enfants. On n’est pas dans cette priorité-là. Il faut apprendre à connaître le jeune. Découvrir ses attentes. Trouver comment communiquer avec lui. Certains ont une communication verbale, d’autres non. C’est du cas par cas.

Extrait de la série ``KINDERSZENEN`` - © Lionel Jusseret

Les enfants réagissent sans doute aussi très différemment devant l’appareil photo…

Tout à fait ! Il y en a aussi certains avec lesquels s’est mis en place une forme de jeu. Ils peuvent se mettre à vouloir poser. On ne peut pas parler de mise en scène. Par contre on peut parler de mise en situation. C’est la différence entre la fiction et le documentaire. Dans l’une, c’est de la mise en scène, dans l’autre, c’est de la mise en situation. Cela n’empêche pas qu’il y ait une installation du réel. On peut faire rejouer des choses dans le documentaire. Et, quand on maîtrise la grammaire des lieux, tout devient plus facile. Dans une photographie, la direction du regard est aussi une direction de spectateur. Dans quel univers ai-je envie de l’emmener sachant que l’autisme n’est pas un sujet facile ? On y voit souvent plus la déficience avant de voir l’être humain. Mais dès qu’on passe un petit peu de temps avec ces enfants on ne voit plus du tout la « maladie ». Pour moi ce n’en est d’ailleurs pas une, je pense que c’est plutôt un « état ».

Dès lors, comment parle-t-on de leur individualité ?

C’est un mystère. Parce que, finalement, l’autisme, on n’en sait pas grand-chose. Il y a ce que les médias nous montrent, il y a eu « Rainman ». Ça c’est pour le côté « spectaculaire » de l’autisme, son aspect fascinant : les surdoués, les super-héros, etc. De l’autre côté, on a tout ce qui est lié à la déficience, l’automutilation… qu’on connaît peu et qui est un aspect plus
sombre mais bel et bien présent. Il est impossible de faire des généralités. Il y a autant d’autismes qu’il y a d’autistes.

L’impression que j’ai eue en regardant ton petit montage sur Vimeo (3), c’est une sorte de montée d’angoisse liée à la souffrance de ces enfants.

D’où l’idée de la fiction pour universaliser ce sentiment-là. C’est pour ça que les codes du conte, par exemple, celui des maisons abandonnées, de la forêt, de la lumière, des ambiances, aident le spectateur à entrer dans quelque chose de certes dur, mais qui reste universel. Le travail que j’ai fait est subjectif, mais j’essaye d’être juste. Le fait que Josef Schovanec et Babouillec aient accepté d’écrire pour mon livre est, je l’espère, une preuve que je ne suis pas totalement à côté de la plaque.

Extrait de la série ``KINDERSZENEN`` - © Lionel Jusseret

Avec « Home », ton projet en cours, tu nous emmènes à l’autre bout de la vie. Comment jeter des ponts entre tes deux travaux ?

J’ai vécu la mort de deux de mes grands-parents par euthanasie. Et j’ai trouvé ça magnifique comme manière de s’en aller. Nous sommes tous confrontés à ces questions sur la façon dont les personnes âgées ont envie de partir et dans quelles conditions. Nous vivons dans une société qui n’est pas du tout inclusive par rapport à ses anciens. La vieillesse est vue comme quelque chose de totalement négatif. Qu’est-ce qui nous échappe là-dedans ? Qu’est-ce qu’on s’inflige à nous-mêmes ? Car finalement, nous passerons tous par là.

Mon travail en tant que photographe est de recréer des ponts entre eux et nous. De révéler la beauté dans ce qui a été isolé, car considéré comme laid. Alors qu’il y a encore de la vie, de l’amour. Des couples se créent dans ces institutions.

La vie continue…

Un jour un résident m’a demandé : « Comment te sens-tu dans notre peuple de vieillesse ? ». C’est fort d’entendre ça ! Eux-mêmes ont conscience d’être dans un autre monde lorsqu’ils vivent en home. Un monde où ils s’inventent une nouvelle vie en quelque sorte.

Extrait de la série ``HOME`` - © Lionel Jusseret

A l’heure où beaucoup de photographes documentaires, notamment lorsqu’il s’agit de portrait, travaillent en noir et blanc, toi tu optes pour la couleur. C’est un choix délibéré ?

Je crois que paradoxalement j’ai toujours voulu faire des films en noir et blanc. J’aurais beaucoup aimé être ce photographe avec cette esthétique très militante. Mais il y a ce qu’on veut être et ce qu’on est. En photographie, ce n’est pas toujours toi qui choisis. On est dans des métiers où la part d’instinct reste très importante, au point qu’on en fait une méthode de travail. Je parlais du cinéaste Robert Flaherty, il évoque des notions telle que le « hasard provoqué » et comment on l’utilise comme ingrédient pour enrichir la narration. Bien sûr, il y a un côté plastique dans mes photos où les couleurs expriment des émotions. Puis j’avais envie de faire quelque chose d’hypercoloré avec les enfants. Dans « Home », les couleurs sont plus éteintes. Elles sont aussi des codes auxquels on est habitué.

Mais alors, finalement, pour toi la photographie c’est quoi ?

Je pense que s’y exprime mon côté maniaque à vouloir mettre de l’ordre dans le chaos. C’est faire un cadre, plus peut-être que de faire une photo. Essayer de voir clair dans un monde qui l’est de moins en moins. Mettre un peu de sincérité dans tous les mensonges… Faire une photo c’est toujours un moment de lucidité. Et ça a quelque chose de rassurant. Après c’est aussi le plaisir de se dire qu’on a transmis une émotion. Il y a une idée de don. C’est ce que disait Henri-Cartier Bresson : « Nous les photographes, on est des voleurs, mais c’est pour rendre ».

(1) Son livre « Kinderszenen – 13 scènes d’enfants » sortira en librairie en avril 2020 ; vous pouvez le pré-commander aux éditions Loco.
(2) Site de l’association française J’interviendrais :   www.jinterviendrais.com
(3) Lien Vimeo de la vidéo KINDERSZENEN de Lionel Jusseret.

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