Selfilles #1

Selfilles #1

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Jusqu’à ce dimanche 31 mars, Le Botanique (Bruxelles) présente Woman as parts de Julie Scheurweghs. Un travail abordant les passionnants sujets du « regard féminin » et de l’omniprésent « regard masculin ».

En écho à cette exposition, et en guise d’invitation à profiter de ces derniers jours pour la découvrir, nous partageons avec vous un article écrit l’an dernier pour la publication Acte8.

Quel féminisme en photographie à l’heure des blogs et des réseaux sociaux ?

Aujourd’hui, les femmes sont nombreuses à s’emparer du médium photo dans des stratégies plus ou moins militantes d’affirmations personnelle, artistique, professionnelle, politique.

Nous interrogeant sur le féminisme en photographie aujourd’hui, nous avons rencontré plusieurs femmes photographes, dévoré des images, plongé dans une passionnante littérature. Et avons notamment approfondi le sujet du “male gaze”.

Le male quoi ?

L’expression « male gaze » (regard masculin) est devenue centrale dans le vocabulaire du féminisme anglophone pour définir la domination du regard masculin dans la culture visuelle populaire.

Ce concept est développé en 1975 par la critique de cinéma Laura Mulvey. Elle utilise le cadre de la psychanalyse pour mettre en évidence les rapports de pouvoir à l’œuvre dans le regard : les observés se trouvent définis en fonction des valeurs et préférences des observateurs. L’autre idée principale est que le regard est généralement considéré comme un rôle masculin actif, tandis que le rôle passif d’être regardé est accepté comme une caractéristique féminine.

Le « regard masculin » est à donc l’œuvre lorsque la caméra place le spectateur, homme ou femme, dans la perspective d’un homme hétérosexuel. Le spectateur et la spectatrice sont contraints à voir le film de ce point vue, ce qui contribue à l’ériger en norme et à rendre invisibles les genres et sexualités qui ne rentrent pas dans ce schéma regardants–regardées.

Ce que confirme toujours, quatre décennies plus tard, Abigail Solomon-Godeau, critique et historienne d’art et de photographie américaine. « Le regard masculin est le regard par défaut, une sorte de norme culturelle. Et pourtant, nous ne sommes pas que des femmes et des hommes, il existe tout un spectre de sexualité, d’indentification, qui n’est pas forcément conforme au genre social, culturel. Mais on ne peut échapper à la question du genre, car elle tourne autour des possibilités, des limites et des discriminations auxquelles les femmes sont confrontées. »

Bien au-delà du seul cinéma, le male gaze peut être étudié dans tous les domaines de la culture visuelle : publicité, bande dessinée, banques d’images, jeux vidéos… et bien sûr photographie.

(…)

Regardez-moi dans les yeux…

Selon Charlotte Jansen, auteure du livre Girl on Girl : Art and Photography in the Age of the Female Gaze, il existe un plaisir fondamental à regarder les femmes. Celui-ci tend à compliquer la place centrale qu’elles occupent dans la culture visuelle. La visibilité féminine en tant que sujet en photographie est à la fois réelle et profondément parcellaire, orientée par des contextes spécifiques tels que la publicité, la presse magazine « classique », l’érotisme ou la pornographie. Ces points de vue s’affichent également en ligne, dans la masse des trillions de photographies produites et partagées chaque année.

« L’histoire de la représentation des corps des femmes comme des objets du désir hétéronormatif est si ancienne et si répandue que nos yeux sont entraînés à saisir les indices, à étudier l’appel sexuel de toute femme qui apparaît dans une image. En photographie, c’est particulièrement problématique, car presque toutes les photographies de femmes que nous rencontrons tentent de nous vendre quelque chose. »

Du photojournalisme aux démarches artistiques et jusque dans nos smartphones, l’expression photographique peut donc véritablement être le terrain d’une lutte symbolique et politique qui passe par le renversement des stéréotypes sociaux et la réappropriation du corps féminin par des femmes regardant d’autres femmes. Mais la bataille de la visibilité n’est pas encore gagnée.

En Belgique, on compte deux hommes photographes pour une femme. Cette surreprésentation masculine peut étonner quand on sait que les élèves des formations en photographie sont pour 2/3 des filles et qu’on retrouve la même proportion au niveau des diplômés. Les hommes sont pourtant plus nombreux à exercer effectivement et durablement une activité professionnelle dans le secteur de la photo, tandis que les femmes décrochent plus rapidement. A partir de la catégorie des 35-44 ans, les hommes composent ainsi 2/3 de la profession. *

Le sexisme « traditionnel » s’est souvent appuyé sur une exclusion (des écoles, des cercles intellectuels, des lieux de pouvoir ou de décisions politiques…). Si nous n’en sommes plus là aujourd’hui, comment expliquer ces différences qui subsistent entre trajectoires masculines et féminines ? Pour une part importante, par le fait que se cumulent pour les femmes des obstacles symboliques et matériels. Citons par exemple la difficulté d’articuler une vie professionnelle prenante – résidences, reportages – avec une vie de famille dont elles gardent encore le plus souvent la charge.

Il est par ailleurs intéressant de remarquer que l’adjonction du terme « femme » dans l’expression « femme photographe » la distingue du terme universel (et l’universel est toujours masculin). La féminité, articulation idéologique entre le sexe (la distinction biologique entre mâles et femelles) et le genre (l’organisation socioculturelle du sexe biologique) devient un élément constitutif de l’œuvre de l’artiste. Elle semble appeler une approche spécifique de son travail alors que la masculinité du photographe homme va de soi et ne se trouve pas soulignée.

Pour Abigail Solomon-Godeau, le genre a façonné les femmes photographes selon l’époque, le milieu social et culturel. « Les femmes ont été conditionnées par les normes de la profession. On dit par exemple qu’elles se distinguent dans la photographie d’enfants, les sujets « doux ». Mais cela dépend des femmes. Les sujets dits féminins réalisés par des femmes dans l’histoire de la photographie sont d’avantages à imputer à la séparation des sphères d’activités ». De fait, on ne peut photographier que les milieux, les zones, les réalités qui nous entourent ou auxquelles on peut avoir accès.

A l’heure où certaines femmes photographes se réjouissent de l’existence de prix leur étant réservés, d’autres ne veulent pas y participer. Leur revendication est que leur travail soit jugé de la même manière que celui de leurs collègues masculins. Cependant, si elles refusent qu’il soit interprété à l’aune de la « féminité », elles sont nombreuses à reconnaître la possibilité qu’il puisse exprimer des problématiques particulières, notamment féministes.

Avant de revenir sur ce point, et parlant de problématique, il convient aussi de s’interroger sur la façon dont les photographies réalisées par des femmes sont montrées, dans quelle mesure elles intègrent les circuits de diffusion et d’exposition.

Une enquête menée par le magazine français Fisheye nous apprend que, en mars 2017, seuls 12% de photos de la presse quotidienne française étaient signées par une femme. Sur les dix dernières années, les femmes ne représentent que 22% des photographes exposés dans les institutions de l’hexagone. Le succès de quelques-unes ne doit donc pas masquer la sous-représentation numérique et salariale (il existe une différence de 29% à l’avantage des hommes) des femmes photographes. L’art n’est pas au-dessus des discriminations.

Les trois principaux défis des femmes photographes seraient donc d’être légitimes, reconnues, et pour cela visibles. On le comprend, dans ces contextes, les plateformes de diffusion de contenu en ligne sont des espaces précieux pour celles qui cherchent à partager leur travail. Offrant une grande liberté curatoriale/éditoriale et une audience potentielle à l’envergure inédite, les blogs, Pinterest, Instagram, Facebook… apparaissent comme de vrais enjeux. Et une réelle tension s’y exprime entre la correction et la reproduction de la culture visuelle au masculin.

Si on prend le temps d’y réfléchir, il est en effet difficile, devant les selfies et les moues adoptées par des milliers de femmes, parfois de très jeunes filles, de ne pas ressentir le male gaze à l’œuvre. Ayant assimilé les canons à obsolescence programmée de notre époque, elles cherchent à y correspondre. Seules depuis leur salle de bain, entre copines (et après 22 prises pour avoir l’image parfaite sur la plage), c’est in fine à un regard masculin et hétérosexuel qu’elles s’adressent la plupart du temps. Même quand il est absent, même quand il n’est pas le destinataire direct de l’image, il reste sous-entendu.

Mais bien sûr, et heureusement, l’autoportrait (terme utilisé jusqu’à ce que « selfie » devienne le mot de l’année en 2013) n’est pas condamné à participer à la perpétuation de l’hégémonie du regard masculin. Dès les années 60, partout dans le monde occidental, cette pratique a accompagné les recherches et expressions féministes dans l’art. Et aujourd’hui, une nouvelle génération d’artistes utilise cette forme pour mieux caricaturer leur statut et les typologies sociales auxquelles l’imagerie féminine est encore majoritairement cantonnée.


* Source : enquête menée par Smart en 2012. 637 photographes belges (81% de francophones et 19% de néerlandophones) y ont répondu.

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