Fovea – Sarah Seené

Fovea – Sarah Seené

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Dans le cadre de notre collaboration avec la rubrique “Regards” du Vif/L’Express, nous avons eu le plaisir d’interviewer Sarah Seené. Son projet Fovea est à l’honneur dans l’hebdomadaire, ce jeudi 6 décembre.

 

” Au plaisir et bon matin, comme on dit au Québec !
Moi, je pars me coucher ! “

 

C’est par courriel que nous fixons un rendez-vous virtuel avec Sarah Seené. Autodidacte, elle est amoureuse de la photographie argentique depuis ses 16 ans. C’est aussi par amour – celui de son compagnon, l’artiste montréalais Guillaume Vallée – que la jeune française est installée au Québec depuis bientôt 3 ans. Il est 8h30 pour elle, 6 de plus pour nous. Tisane aux fruits rouges de chaque côté de l’océan atlantique : l’entretien peut commencer.

Quelle est l’histoire de Fovea ?

La fovea définit ”la zone, située dans le prolongement de l’axe visuel de l’œil, où la vision des détails est la plus précise” (selon le dictionnaire Larousse 2018). Fovea est une série photographique réalisée en argentique noir et blanc, qui met en lumière les adolescents et les jeunes adultes atteints de déficience visuelle au Québec.

Qu’ils soient malvoyants à cause d’une maladie dégénérative, d’un accident de voiture, d’un AVC précoce ou qu’ils soient nés aveugles, ces jeunes ont un parcours de vie saisissant qui témoigne d’une résilience hors du commun.

© Sarah Seene, Fovea, Marlène

Comment avez-vous rencontré ces jeunes gens, aveugles ou malvoyants ?

Le point de départ de ce projet est un coup de foudre ! Il a eu lieu alors que je travaillais comme photographe pour une association québécoise, Montréal Relève, qui, avec son programme Vision Carrières, offre l’opportunité à des adolescents ayant un handicap visuel de faire un stage dans un environnement professionnel de leur choix. J’étais présente à une réunion de jeunes avec l’association pour documenter l’événement en images. Ces jeunes ont pris la parole pour partager leur expérience de vie, raconter leur histoire, évoquer leurs passions et leurs projets professionnels. J’ai été frappée par leur réalité, bien différente de ce que l’on peut imaginer. Leur fraîcheur, leur affirmation, leur ancrage, leur solidité m’ont marquée.

En repartant de cette mission, j’ai immédiatement ressenti le désir de faire un projet documentaire sur eux. Après avoir beaucoup écrit sur le sujet, je suis passée par cette association pour lancer un appel à candidatures. Il y a eu 3 jeunes premiers participants qui se sont manifestés, puis ce sont les réseaux sociaux qui m’ont aidée à contacter et à rencontrer d’autres jeunes handicapés visuels.

Ce projet est pluridisciplinaire. De quoi est-il composé ? Et que peut-on découvrir dans le Vif ?

Fovea est d’abord un projet photographique documentaire en 35mm noir et blanc. Les portraits de ce projet montrent une quinzaine de jeunes de différents âges, de différents milieux. Le fil conducteur de la série se situe entre la poésie et l’intime.

Pour les expositions, chaque photographie est accompagnée d’un texte descriptif en braille et en gros caractères. Ce projet comprend également des documentaires sonores d’environ 10 min avec la voix de chacun des jeunes déficients visuels de Fovea. Enfin, je travaille actuellement sur un court film en Super-8 tourné avec Marlène, une jeune fille présente dans les photographies. Fovea est donc un projet en cours, sur lequel je continue à travailler.

Dans Le Vif, on découvre plusieurs images issues de la série. On y trouve notamment les portraits d’Alex, 18 ans, atteint de deux maladies oculaires, mais féru de natation. Ceux de Marlène, 15 ans, porteuse d’albinisme oculo-cutané, et son amie Silya, du même âge, aveugle de naissance. Toutes deux partagent la passion du chant lyrique et font du piano à 4 mains. On y rencontre aussi Marie-Pier, 18 ans, née aveugle, est passionnée d’équitation. Et enfin, Christian, 31 ans, aveugle, et son fils Willyam de 3 ans, demi-voyant, tous deux passionnés par le monde automobile. Le choix éditorial du Vif est très intéressant : il s’est porté sur les jeunes capables de faire des choses qui nous paraissent extraordinaires et que l’on n’aurait même pas imaginées comme étant possibles.

La relation au modèle est toujours au cœur des portraits. Le cas de Fovea est particulièrement singulier puisque vos photos ne peuvent pas être vues par les personnes photographiées… 

Les portraits de Fovea se veulent poétiques et intimes. Ils sont réalisés au fur et à mesure de mes rencontres avec ces jeunes, à travers un véritable lien de confiance. La plupart du temps, et notamment lorsqu’il s’agit de mineurs, j’ai d’abord été en contact avec les parents. Je leur ai montré les photographies déjà réalisées avec d’autres jeunes et je leur ai expliqué le projet en détails. Ils sont même très souvent présents pendant les prises de vue.

Les shootings de Fovea sont très particuliers. Ce sont les jeunes qui choisissent les lieux dans lesquels ils sont photographiés. Souvent, c’est leur chambre qui revient comme lieu privilégié de l’intime, de leur bulle. J’y vais à leur rythme, on prend le temps. Je décris chacun de mes gestes, chaque cadrage que je souhaite faire en les touchant, en leur détaillant ce que je veux montrer d’eux. Nous tissons une relation pendant ces moments charnières du projet, il y a l’idée d’un abandon, d’un lâcher-prise de leur part et de la mienne. C’est quelque chose de très agréable et de très doux. Lorsque je repars, je ne sais pas si les photographies sont réussies puisque je ne les vois pas. Il y a peu de clichés contrairement aux photographes qui travaillent en numérique. Généralement, mes prises de vue pour Fovea se réduisent à 2 pellicules de 36 poses.

En 2018, pour les jeunes voyants de leur âge, la question de la construction de l’image et de la représentation de soi est très présente. Est-ce que cela existe, s’exprime aussi chez eux ?

Cette problématique est justement au cœur de mon projet, et c’est par rapport à cela que j’ai choisi de travailler sur une tranche d’âge singulière qu’est la jeunesse, entre l’adolescence et l’âge adulte. Contrairement aux jeunes voyants d’aujourd’hui qui sont obnubilés par leur propre image et celle des autres comme tous ceux de leur génération, les adolescents malvoyants et aveugles eux, ne portent généralement pas un grand intérêt à cela.

Ils sont désireux de se réaliser personnellement à travers de beaux projets, et, dans le rapport à l’autre, ils se préoccupent davantage de ce que dégage la personne en face d’eux, à travers son énergie, sa voix. Beaucoup d’entre eux m’ont confié percevoir comme un avantage le fait de ne pas pouvoir juger quelqu’un sur son apparence mais d’être attentif à son essence-même. Il y a dans leur rapport aux autres une pureté du contact, au-delà de toute superficialité.

© Sarah Seene, Fovea, Christian et William

Ce projet est une façon, aussi, de questionner la photographie elle-même, son sens, sa « valeur »… et presque sa fin (sans le sens de la vue, que serait le photographe) ? 

Exactement ! Lorsque j’ai eu l’idée de faire ce projet, il y a 2 ans, j’ai couché sur le papier un tas de réflexions qui me venaient en tête. Je me suis d’abord posé la question de ma légitimité à réaliser un tel projet, moi qui ne suis pas atteinte de déficience visuelle. En tant que photographe, la vision est un outil, il pourrait paraître totalement fou de vivre sans. L’absence ou la perte d’un sens effraie généralement les gens parce qu’on pense que la vie serait impossible. Pourtant, ces jeunes prouvent le contraire. J’ai alors décelé quelles étaient mes intentions : montrer ces jeunes au-delà des clichés sur le handicap visuel.

Dans Fovea, il n’y a ni canne blanche, ni lunettes fumées et encore moins de misérabilisme. Face au handicap qui fait souvent peur, j’ai voulu montrer la beauté et la sensibilité. Les jeunes de ce projet ont un véritable désir d’être regardés tels qu’ils sont, d’être réellement vus par les voyants.

Pour certains de ces jeunes qui n’ont jamais vu de leur vie, la photographie demeure un simple concept, quelque chose de totalement abstrait. Photographier des personnes qui ne verront pas le résultat est un acte très particulier, cela questionne l’existence de l’image, ses limites et même son importance. Il est primordial pour moi que ces images leur soient décrites en détails. Cela laisse place à l’imaginaire qui, contrairement à l’image, n’a aucune limite.

Techniquement, comment avez-vous travaillé pour la partie photographique du projet ? 

Fovea est réalisé en 35mm noir et blanc. Je travaille en lumière naturelle uniquement avec mon appareil pour seul matériel. Après les prises de vue, je développe moi-même les pellicules dans ma chambre noire.

Par rapport à un tel projet, on peut imaginer que le fait de ne pas pouvoir voir les images immédiatement, de passer justement par une « chambre noire »… a quelque chose de chargé symboliquement ? 

Tout à fait. Le medium photographique analogique utilisé pour Fovea fait sens avec le sujet. Mon processus de création en plusieurs temps relève du sensoriel, du tactile. Dans l’obscurité totale, je touche la pellicule pour l’enrouler sur la spire avant de la plonger dans le révélateur. Je ne vois les photographies qu’au moment du développement dans ma salle de bain. Ce qui est intéressant, c’est que je les découvre d’abord en négatif, comme les images d’une réalité différente…


Le Vif/L’Express a récemment inauguré « Regards », une nouvelle rubrique de quatre pages présentant photoreportages et images d’auteur, pour raconter l’actualité et le monde autrement.

BrowniE est heureux d’être associé à la mise à l’honneur de la photographie d’auteur. Le site accueillera des prolongements de ces publications.

Retrouvez l’intégralité du portfolio de Sarah Seené dans Le Vif/L’Express en librairie dès ce jeudi 6 décembre.

Fovea a remporté le Coup de coeur du public du Prix Mentor en octobre dernier au Festival Zoom Photo Saguenay au Québec. Sarah Seené sera donc en finale pour ce Prix de la photographie documentaire France-Québec-Belgique en novembre 2019 à Paris. Le Vif/L’Express et BrowniE sont les premiers à présenter ces images en Belgique.

N’hésitez pas à visiter le site internet de l’artiste : www.sarahseene.com

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