Des corps, des blessures

Sandrine Lopez

Des corps, des blessures

1960 1307 BrowniE
Elle l’avait croisé dans une rue Bruxelloise, en 2009. Lui, vieux et voûté, un rabbin qui s’appelle Moshé. Et Sandrine l’avait photographié tandis qu’il prenait ses bains hebdomadaires, pendant deux ans. Aujourd’hui la portraitiste française revient avec d’autres figures, d’autres corps. Des corps meurtris, entre autres. Elle a accueilli BrowniE chez elle, dans la capitale, pour nous en parler.

On s’est mis d’accord pour dire que Moshé, ton premier travail photographique entamé en 2006, est celui qui t’a révélée. Que t’en reste-t-il aujourd’hui ?

C’est un de mes premiers travaux où je photographie sans avoir un « thème », c’était un travail très instinctif, j’étais encore à l’école. Et j’ai l’impression que je ne retrouverai peut-être jamais cette espèce d’innocence du geste. C’est une épreuve pour moi de me remettre toujours dans cette position là, d’arriver à faire des images qui n’ont rien à voir avec « l’intellect ». Mais, je pense que la grande question dans mon travail ne changera pas, il y aura toujours cette fascination pour le corps. Avec Moshé, par exemple, il y avait cet attrait pour la vieillesse, ce corps plongé dans l’eau. Il fallait donner forme à quelque chose qui était là. On a tous des images au fond de nous, des images « fantômes », des désirs, des fantasmes, des peurs. Et un jour, il y a le réel qui nous dit : « elle est là ton image, il faut que tu la fasses ». 

Est-ce que Arkhê, qui sera exposé à Charleroi à partir du 28 septembre prochain, s’inscrit dans ce questionnement ? Ou est-ce une rupture ?

C’est une continuité. Je pense qu’il y a un bloc de questions qui nous habitent. Moshé, c’était un travail de monomaniaque. À un moment, j’ai voulu aller voir d’autres corps. Éprouver ces questions sur d’autres visages. Et j’ai poursuivi cette réflexion sur la « blessure physique ». C’est très concrètement ce qui m’a guidé dans Arkhê. Un membre en moins, une cicatrice, des symboles particuliers. Il y a aussi du paysage, tout comme les corps peuvent être des paysages. Comment se détacher du corps humain ? Aller vers l’animal ? C’étaient des questions que je voulais aborder. Me mettre en danger sur d’autres espaces. 

Et concrètement, Arkhê, c’est né comment ?

À partir de 2012, je me suis baladée avec un petit Contax compact, il était dans mon sac, partout, tout le temps. Certaines des images montrées à l’expo sont des photos prises à l’étranger. Elles sont très spontanées. Et je m’étais dit : « J’arrête de réfléchir à un sujet, je ne veux pas travailler sur quelque chose, je veux photographier ». Et les années passant, tu sélectionnes les images que tu trouves belles, un paysage, un animal… Tu te dis : « Tiens, j’ai toujours voulu photographier un serpent, un loup, un cheval ». Et puis ça vient, le réel finit par te l’offrir. Et tu te rends compte que tu commences un sujet que tu ne connais pas. Tu te mets ensuite à former des petits groupes d’images qui ont des liens esthétiques, puis tu repars sur le terrain avec ce bout de série en tête. Et tu as envie que ta prochaine image « colle » à ce petit groupe…

Arkhê © Sandrine Lopez

Tu commences à tisser ton fil rouge en quelque sorte ?

C’est un drôle de mélange Arkhê. Ça comprend aussi des projets bien précis, notamment une réflexion sur la naissance. Je voulais aborder la vie en général, et ce qui marque les étapes d’une vie. On naît, on vit, la vie nous marque et on meurt. J’ai voulu explorer chaque étape, en commençant par la première. Arkhê c’est vraiment le principe « d’origine » et j’ai voulu photographier ce premier passage du ventre vers le dehors.

D’autres sources d’inspiration ?

Il y a mes lectures ou des séries que je regarde et qui font émerger des scènes, construisent des esthétiques, créent des désirs. Puis je les traque dans le réel, j’essaye de récolter les indices de ma quête. Et, à un moment, il y a quelque chose qui se passe, la thématique se dégage, ça commence à se préciser. Une couleur, une teinte, une ambiance. Arkhê c’est un processus qui s’est déroulé sur sept ans. Et à un moment, ça s’arrête, quand tu sens que tes questions commencent à se porter sur autre chose.

Avec Arkhê, on est donc encore dans le portrait. « Arkhê » en grec ancien signifie « l’origine », le « fondement », alors d’où vient ton besoin de faire du portrait ? Pourquoi est-ce ce qui t’anime en photographie ? 

Pour moi l’intensité la plus forte, elle est dans l’être humain. C’est dans les yeux de quelqu’un que je peux trouver l’intensité maximale. J’ai l’impression que dans le portrait se focalise ce qu’il y a de plus important.

Mais il n’y a pas QUE du portrait…

Il y a la photo d’une grotte souterraine, par exemple, c’est un paysage. Mais pour moi, elle évoque d’abord la maternité, la matrice, l’origine, d’où l’on vient. On vient du tréfonds d’un corps (de deux corps !) comme on vient du tréfonds de la Terre. Photographier une galerie souterraine, c’est photographier l’intérieur d’une femme. Pour moi, un paysage de montagnes avec son relief, ça parle du relief de la peau. Les montagnes sont la croûte de la Terre, comme la peau est la surface du corps. Je me dis de plus en plus qu’il faut inscrire l’humain dans son environnement. On est en train de le détruire, je tente, à mon petit niveau, d’aller contre ça. À notre mort, la « matière » rejoint l’humus. Moi ça me fascine, et ça me rassure. 

Arkhê © Sandrine Lopez

Il y aussi cette envie de dénuder ces corps…

Le photographe a un pouvoir monstre. C’est inouï de demander à quelqu’un d’enlever son t-shirt. La photographie c’est un laisser-passer vers le corps de quelqu’un. Il y a une scène que j’ai retranscrite dans le livret qui est issue d’une série où l’héroïne se fait tirer le portrait par un photographe qui travaille encore à la chambre. Elle évoque alors les tribus qui pensent que lorsque l’on photographie quelqu’un, on lui prend une petite partie de son âme. Et le personnage de Dorian Gray qui l’accompagne lui répond : « Oui, c’est vrai, sûrement ». Alors elle lui pose la question : « Qu’est-ce que vous allez faire avec cette petite partie de mon âme ? » Et il lui répond : « La protéger ». Cette phrase résonne très fort en moi lorsque je me pose la question de la légitimité. Cette légitimité nécessaire pour rentrer dans l’intimité de l’autre. Et, à l’editing, je vais me poser la question : « Quelle est l’image qui va protéger cette âme ? » À quel moment ai-je été à la hauteur de ce cadeau qu’il ou elle m’a fait ? 

Arkhê © Sandrine Lopez

Qui sont ces gens que tu photographies, comment naissent ces rencontres ? 

Il y a quelque chose de très basique, de très concret. Un jour j’ai fait une liste, je me suis assise, j’ai pris un bout de papier et j’ai écrit les « noms » des gens que je voulais photographier : un amputé, un grand brûlé, un homme avec un bec de lièvre, une femme avec un serpent…

Tu avais déjà l’idée de photographier les blessures …

Oui, donc j’ai fait cette liste, et j’ai attendu que la rue me donne ces hommes et ces femmes. Très vite, dans les trams, j’ai vu mes premiers brûlés. Et là, quand tout à coup tu montes dans la rame et que tu te retrouves en face de ton sujet, tu sais que c’est lui. Il arrive parfois que je n’ose pas l’aborder, que j’aie peur, et que le hasard me le mette une deuxième fois sur ma route, dès lors je sais que c’est lui. C’est un signe. Donc, j’y vais.

Arkhê © Sandrine Lopez
Arkhê © Sandrine Lopez

Tu peux nous raconter une de ces rencontres ? 

Les deux frères brûlés par exemple, Sami et Sofiane, je les ai rencontrés dans le tram 81. Je me suis assise en face du premier. Il portait un masque étrange, je me suis dit : « Putain, qu’est-ce que je fais ? ». Il y avait son père à côté et j’ai commencé à paniquer, j’ai sorti un petit carnet pour inscrire mon numéro de téléphone et le donner au papa, puis j’ai fait tomber mes clés, il les a ramassées, j’ai bien vu qu’il était gentil, mais j’avais peur. Il se sont levés, le père a appelé le deuxième fils que je n’avais pas encore remarqué, brûlé lui aussi. J’ai pensé : « C’est pas possible, qu’est-ce que tu fais Sandrine ? Tu es en train de rater un truc là ! ». Et ils sont descendus du tram. Je les voyais sur le bord du trottoir, je me suis dis : « C’est eux ! ». J’ai fait des recherches auprès de tous les centres de soins autour du quartier et je les ai retrouvés. J’étais prête à tout pour retrouver ces gens.

Pour terminer, Sandrine, la photographie pour toi, c’est quoi ?

Je pense que la photographie c’est un des moyens de donner une forme à quelque chose qui nous habite. Et qui « doit » prendre forme. Quelque chose qui est dedans et qui doit passer dehors. Un désir, un rêve, un fantasme, une peur, une angoisse, et d’aller dans le monde essayer de les mettre en forme. De rendre visible cet invisible. 


Arkhé de Sandrine Lopez est à découvrir au Musée de la Photographie à Charleroi dès ce samedi 28 septembre et jusqu’au 19 janvier 2020.

https://www.sandrinelopez.com

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